Le chemin des nuages blancs

 

 

Depuis que les hommes ont levé vers les deux leurs regards interrogateurs pour y chercher les réponses existentielles à leur condition, ils ont associé les montagnes à cette quête. En sacralisant le ciel, ils ont dans le même temps sacralisé les mon­tagnes en tant que symboles des plus hautes aspirations humaines.

Lama Govinda fut le dernier occidental à visiter la région du mont Kailash avant la fermeture des frontières du Tibet dans les années cinquante. Moine bouddhiste et pèlerin, comme il se définit lui-même, il décrit dans son livre « Le chemin des nuages blancs » les qualités de ces montagnes sacrées : "certaines montagnes ne sont que des montagnes mais d'autres ont une personnalité et par là même le pouvoir d'influencer les hommes". Lorsqu'une montagne est ainsi douée de personnalité, elle devient naturellement le réceptacle des forces cosmiques et s'élève au rang de montagne sacrée. En général, cette sacralité s'impose d'elle-même, comme une évidence et plutôt que de tenter de les conquérir, la seule attitude juste pour le chercheur de vérité consiste dès lors à se laisser conquérir par elles. Parmi ces montagnes sacrées, conclut Govinda, « la plus grande de toutes, depuis le commencement des temps, fut et demeure le Mont Kailash ! »

Photos du Mont Kailash

Si un cartographe, peu au fait de l'histoire des religions orientales, avait voulu dessiner une carte religieuse de l'Asie, il aurait vu sous ses yeux converger de nombreuses routes de pèlerinage, vers une région méconnue de la Haute Asie, à l'extrémité ouest du Tibet, au-delà de la barrière himalayenne, au cœur même du haut plateau tibétain. Il aurait alors été surpris de découvrir que le point de convergence de ces routes était en fait une montagne de près de 6.700 m d'altitude, le mont Kailash que les tibétains appellent Khang Rinpotché, la Précieuse montagne de neige. S'il avait pu suivre les pèlerins indiens qui remontent lentement vers les sources du Gange, traversent les hauts cols himalayens asphyxiés par l'altitude, il aurait pu apercevoir enfin, se reflétant au loin dans les eaux miroitantes du lac Manasarovar, son dôme immaculé émerger des plateaux. Alors sans doute saisi par la majesté de cette apparition, aurait-il compris, comme ses compagnons de voyage, qu'il était arrivé au centre du monde, au cœur spirituel de l'Orient. Car si le Kailash se situe géographiquement au Tibet, il est vénéré sans sectarisme par quatre grands courants religieux d'Asie, l'hindouisme, le bouddhisme, le jaihisme et le bon, la religion primitive du Tibet.

Le mont Mérou

La tradition indienne attribue la sacralisation des Himalayas puis du Mont Kailash aux premières migrations aryennes venues de Perse aux alentours du deuxième millénaire avant J.-C. On comprend aisément la fascination qu'a pu exercer cette chaîne prodigieuse qui « embrassait le paradis de sa hauteur », sur ces populations simples qui crurent avoir définitivement découvert la résidence de leurs dieux.

Progressivement, l'hindouisme systématisa la cosmogonie primitive de ces premiers écrits et identifia le mont Kailash au mont Méru, la montagne axiale de l'univers. Selon cette cosmogonie, l'univers est représenté symboliquement sous la forme d'un mandala constitué d'un axe central autour duquel s'organisent les montagnes et les océans, le soleil, la lune et les étoiles, les continents et les fleuves, les êtres humains et infernaux, les animaux et les dieux, etc. Sur cet axe sont disposés les 37 domaines des dieux, au sommet desquels réside le dieu Brahma, le plus élevé de l'Olympe hindou. Si le sous-continent indien est identifié au continent Sud de cette géographie sacrée, le mont Méru se trouverait ainsi quelque part au Tibet, au nord de la chaîne himalayenne.
Selon certains mythes hindous, quatre grands fleuves prennent leur source au mont Méru et coulent dans les quatre directions de l'espace pour irriguer les quatre continents. L'identification du Kailash à l'axe du monde se trouva donc renforcée lorsque l'on découvrit que quatre des plus grands fleuves d'Asie prenaient leur source au Kailash : le Brahmapoutre (le Tsangpo des Tibétains), l'Indus, la Sutlej et le Gange, même si on comprit plus tard que ce n'était pas le Gange mais la Karnali, l'un de ses affluents, qui prenait sa source dans la région.
Identifié au mont Mérou, le Kailash s'est vu attribuer par les bouddhistes, les mêmes qualités spirituelles et les mêmes fonctions que lui. S'il représente extérieurement le centre du mandala de l'univers, il est, au niveau intérieur et par analogie, la représentation symbolique de l'élévation spirituelle qui mène la conscience ordinaire à la conscience éveillée des bouddhas. Comme le dit le fameux tibétologue G. Tucti : « La transformation du niveau de samsara à celui de nirvana s'effectue en phases successives, graduellement; comme sont disposés sur la montagne cosmique et autour de l'axe du monde, selon leur rang, les dieux de plus en plus purs. Petit à petit on s'élève vers le sommet et au delà du sommet de toutes choses formelles et en devenir où se situe le passage vers un autre niveau ». Lorsqu'ils découvrent pour la première fois la montagne sacrée qu'ils ont appelée de leurs voeux et de leurs prières, pour la contemplation de laquelle ils ont entrepris ce dangereux périple, les pèlerins soudain exaltés par cette apparition, se prosternent dans la poussière et ajoutent une pierre sur le cairn qui marque la passe comme le firent, depuis toujours, tous ceux qui les précédèrent. Sans doute bien peu parmi ces pèlerins connaissent les subtilités de la métaphysique Bouddhiste mais, au Kailash comme souvent au Tibet, la dévotion prime sur la compréhension. Ils savent par contre depuis l'enfance que le Kailash a le pouvoir de leur assurer de meilleurs réincarnations, de purifier toutes fautes et éventuellement de les conduire à la grande Libération prêchée par le Bouddha. Le but du pèlerinage est d'effectuer rituellement le chemin qui circumambule la montagne. La plupart de tibétains l'accomplissent dans la journée parcourant ainsi quelques cinquante kilomètres de sentiers souvent enneigés et plus de 1.200 m de déniveler culminant au col de Drolma. Ils s'arrêtent quelques instants pour vénérer d'une courte prière, grottes et sanctuaires ou de simples empreintes laissées dans la roche par les yogis et les saints du passé. Car ici chaque pierre a son histoire et l'ensemble forme la légende vivante du Kailash qui s'est enrichie continuellement au cours des siècles et que les pèlerins se transmettent oralement. Certains pèlerins effectuent treize fois le pèlerinage, d'autres le font en se prosternant à chaque pas, pendant des jours, comme s'ils voulaient épouser la montagne pour ne faire plus qu'un avec elle... Et qu'importé si la mort les attend sur le sentier car nul ne peut souhaiter de plus faste destin dans cette vie. En effet, comme le dit la sagesse populaire non sans une pointe d'humour qui fait partie intégrante du caractère des Tibétains : Si tu reviens sain et sauf d'un pèlerinage, mieux vaut le refaire! Si tu tombes malade, c'est bon signe; Mais mourir en pèlerinage c'est vraiment ce qui peut t'arriver de mieux ! En gravissant péniblement le sentier escarpé qui mène au col de Drolma (5.700 m), les pèlerins expérimentent symboliquement la mort du vieux "moi" en abandonnant un vêtement usagé sur le bord du chemin. Dès lors, purifiés du monde de l'illusion, ils atteignent finalement le col de Tara, la douce Libératrice et ils s'abîment instant dam la contemplation non-duelle de la divinité.

Par cette immersion totale dans l'univers du sacré, ils triomphent de la naissance et de la mort et peut-être pourront-ils en chemin voir miroiter dans les eaux oraculaires du lac Gaurikund, leurs prochaines incarnations avant de rejoindre le monde des hommes et de la durée. Comment ne pas aimer cette sagesse d'un autre âge peut-être mais qui nous remue au plus profond de notre être ? Comment ne pas envier un peu ces pèlerins rencontrés au hasard des chemins, qui se sont offerts, après parfois des années d'économie, yuan après yuan, la route du mont Kailash, sans soucis des biens matériels et des souffrances endurées ? Dans le tourbillon de l'Histoire qui emporta le Tibet, cette énergie du dénuement, cette âpreté à survivre, cette ferveur sans compromis sont, à l'image du Mont Kailash, comme un pilier qui les maintient debout dans la tourmente, paradoxes accablants certes mais qui constituent le véritable héritage du Tibet dont nul ne revient indemne...

• Jérôme Edou

Kathrmndu, le 20 Mars 06 jerome@mos.com.nl

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