Dr Daniel Chevassut :

Douleur et souffrance : deux concepts

"auscultés" à l'hôpital de Marseille

« Au XXIe siècle, l'enseignement du Bouddha est révolutionnaire », affirme le Dr Daniel Chevassut, responsable de la consultation de la souffrance au C.H.U. Nord de Marseille. Selon ce médecin, la souffrance peut s'appréhender autrement que par nos schémas habituels.

Dr Chevassut, vous avez mis en place une consultation de h souffrance au C.H.U. Nord de Marseille 1, qui est la la seule en France. Quelle est la spécificité de cette consultation ? En quoi diffère-t-elle des consultations d'algologie, ou consultations de la douleur, mises en place dans les hôpitaux depuis une dizaine d'années ? *

Généralement, le terme « douleur » est réservé à la dimension physique de l'individu, bien que, parfois, l'expression « douleur morale » soit utilisée, pour parler de la souffrance psychologique d'une personne. Même s'il y a, bien souvent, dans le cadre des consultations spécialisées de la douleur (consultation d'algologie), une prise en charge psychologique, celles-ci restent très centrées sur l'aspect clinique, physiologique et thérapeutique de la douleur physique. Ce qui est déjà très bien et un énorme progrès par rapport à ces dernières années. J'ai tenu à me démarquer de cette approche pour deux raisons. La première repose sur la nécessité de développer une vision plus large et surtout plus réaliste de l'être humain, une vision qui, médicalement, dans une optique de soin et de santé, n'exclut pas la dimension spirituelle, consciencielle de la personne. L'homme possède un corps. Il peut réfléchir, analyser, élaborer des concepts et aussi ressentir. Ces trois domaines, le corps (soma - corpus), la psyché (psukhê - anima) et la conscience (pneuma -spiritus), correspondent non seulement à une réalité objective, mais ils sont aussi interdépendants et interactifs. Fréquemment, me semble-t-il, cette dimension est assimilée au psychisme, ce qui pose un véritable problème : d'une part, si on nie cette dimension spirituelle, on ne peut pas en prendre soin, comme on le ferait normalement pour son corps, son intellect, son affect, etc. Les nourritures du corps, du mental et de la conscience ne sont, en effet, pas les mêmes, ceci n'étant pas sans conséquences sur l'équilibre psychologique et physique de la personne, à plus où moins long terme. Des émotions telles que la colère, l'orgueil ou la jalousie ont ainsi, dans leur genèse, une part non négligeable de souffrance spirituelle. En outre, dans l'optique d'une prise en charge sensée de la douleur, un même message douloureux sera interprété différemment en fonction de l'intégration de la douleur, propre à chaque patient. Or, ce processus d'intégration dépend non seulement de la dimension mentale, mais aussi du niveau de conscien ce et de perception de la personne. Ce dernier point est souvent occulté.

Dans un tel contexte, le terme de « souffrance » me semble donc plus adapté à cette vision holistique de l'être humain, moins réductrice et plus en accord avec la réalité.

Deuxièmement, la souffrance, beaucoup plus que La douleur, à proprement parler, évoque la notion du vivant. L'existence d'un lien avec le vivant. La douleur a quelque chose de froid et d'un peu mécanique. Derrière la souffrance, que ce soit celle du corps, de la psyché ou de la conscience il a une pulsion de vie. Quelque chose qui ne demande qu'à s'épanouir pour peu qu'on l'aide à s'exprimer. La conscience est la porte du vivant, elle en est aussi le vecteur. J'ai vraiment le sentiment que l'on qu'on est plus conscient, la vie peut nourrir plus efficacement le corps et l'intellect. On ne peut se sentir profondément vivant que si l'on est suffisamment conscient. Yvan Amar parlait d'être un bon «conducteur du vivant». Non seulement quand on est un thérapeute, mais aussi pour soi-même, pour son propre bien-être. C'est effectivement un facteur non négligeable d'apaisement de la souffrance.

La souffrance : pour la neutraliser, il faut d'abord l'accepter et l'apprivoiser.

Pouvez-vous faire aujourd'hui le bilan de votre consultation de la souffrance ?

A travers cette expérience d'écoute de la souffrance et des différentes situations rencontrées, je remarque la fréquence du sentiment d'agressivité et du sentiment de solitude chez nos contemporains. De ce point de vue, la douceur, la bonté et une écoute bienveillante sont déjà en soi des éléments thérapeutiques précieux. Ces facteurs viennent compléter utilement le travail du chirurgien, du médecin et des autres soignants.

Au XXIe siècle, dans le contexte des progrès techniques de la médecine, que peut apporter l'enseignement du Bouddha ? En quoi son enseignement est-il novateur, voire révolutionnaire ?

Il ne s'agit pas, bien sûr, d'avoir une attitude de prosélytisme ou de dire que le bouddhisme est la meilleure religion du monde. Mais dans beaucoup de ses aspects, l'enseignement du Bouddha peut apporter des réponses pertinentes à nos difficultés actuelles. Il semble parfaitement s'adapter à notre époque. Deux principes fondamentaux du bouddhisme sont, en effet, la non-agressivité et l'interdépendance. Or agressivité et indifférence (manque de solidarité) sont deux fléaux importants de notre société. C'est ce que je constate. Par conséquent, développer une douceur et une absence d'indifférence à la situation de l'autre, sont un traitement approprié. Enfin et surtout, le bouddhisme est une tradition vivante qui a su garder toute son authenticité au fil des siècles. En clair, si l'on pratique vraiment selon les directives du Bouddha, quelque chose va vraiment se passer. Une transformation réelle, un éveil véritable à notre nature la plus profonde. Ce ne sont pas que des mots ou une simple croyance. Dans cette crise du mal-être très intense que traverse notre monde, il y a urgence maintenant à trouver des solutions. Il faut immédiatement favoriser tout ce qui peut permettre d'être plus humain, dans le sens le plus noble du terme. Cette force vivante de la transmission est révolutionnaire et novatrice dans la mesure où elle s'appuie sur une sagesse disponible à chaque instant.

Développer une douceur et une absence d'indifférence à la situation de l'autre, sont un traitement approprié.

Cette consultation de la souffrance a-t-elle transformé le rap­port à votre propre souffrance ?

Très certainement. D'abord, elle n'a fait que confirmer l'enseignement du Bouddha et, dans cette optique, elle me confère une certaine vitalité dans ma propre pratique spirituelle. Etre confronté quotidiennement à la souffrance des êtres et aux fins de vie n'incite pas à la paresse. D'une part, on voit très clairement qu'un jour on y sera soi-même confronté, d'autre part, le sentiment douloureux d'impuissance auquel on est aussi parfois confronté, en tant que médecin, incite à plus pratiquer afin de pouvoir aider plus efficacement les autres. C'est l'aspect positif du sentiment d'impuissance. Cela renforce aussi l'idéal du boddhisatva. Ensuite, il me semble que cela facilite le développement de la compassion et de la sagesse, à travers une vision plus lucide de ce qu'est vraiment le samsara. Tant qu'on n'a pas le nez dessus, on peut toujours rêver et fantasmer. En créant cette consultation il y a cinq ans, je n'imaginais pas tout ce que j'allais être amené à entendre et à ressentir en matière de souffrance humaine, tant en intensité qu'en variété de souffrances. Enfin cela m'aide aussi à relativiser mes propres souffrances, à avoir aussi plus de compassion pour moi-même et à mettre plus de douceur et d'intelligence dans ma pratique spirituelle.

Propos recueillis par Sofia Stril-Rever

 


 

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