Pour l'adepte sur le sentier
de l'Eveil, il y est des fron-tières de l'esprit difficilement
franchissables. Sans l'aide d'un maître éclairé
et sans une méthode appropriée, il est vain de vouloir
approcher l'expérience spirituelle de la claire lumière.
Peltrul Rinpotché, (1808-1987) l'un des plus importants
patriarches de la transmission Dzogchen du XIXe siècle, appartient
à la lignée du Longchen Nyingthik initiée par le
grand révélateur de trésors Kenkhyen Jigmé
Lingpa (1729-1798), dont il fut le troisième patriarche. Il paracheva
sa formation spirituelle auprès de nombreux maîtres et
plus particulièrement auprès de Jigmé Gyelwai Nyugu
(ça. 1750-1825), deuxième patriarche de la lignée
du Longchen Nyingthik et surtout de Do Khyentse Yeshe Dorje (1800-1866)
qui lui donna une confrontation au Discernement. Grâce aux enseignements
transmis par ces deux maîtres, il approfondit son expérience
de l'état naturel et intensifia sa pratique des canaux et des
souffles (tsa lung), tout en appliquant les principes de la Grande Perfection
exposés dans le texte phare du Longchen Nyingthik : Le Traité
d'Instructions du Maître de Sagesse. Ses retraites dans les lieux
saints de la tradition, ainsi que son apprentissage spirituel auprès
des patriarches les plus qualifiés de son époque, l'amenèrent
également à étudier les œuvres de Longchenpa
(1308-1364) et plus particulièrement ses exégèses
des Essences Perlées, ainsi que ses Sept Trésors. Jusqu'au
terme de sa vie, Peltrul Rinpoche conserva ainsi avec lui un manuscrit
du Trésor de l'Espace Absolu, l'une des œuvres maîtresses
de Longchenpa appartenant au corpus des Sept Trésors. Au sortir
de l'une de ses retraites solitaires, Peltrul rédigea un court
texte intitulé Le Docte et Glorieux Roi qui essentialise la démarche
entière du Dzogchen. A mesure qu'il en rédigeait le texte,
un autocommentaire s'imposa à lui et se greffa au texte original.
Ce Docte et Glorieux Roi s'appuie sur le testament de Garab Dorje intitulé
Frapper l'essence en trois stances (voir la traduction de ce texte in
Les Testaments de Vajradhara et des Porteurs de Science, p. 97-102).
Il se présente non comme un commentaire direct du .testament
de Garab Dorje, mais plutôt comme un chant poétique mettant
en lumière les principes exposés dans ce texte. Ces principes
sont fondés sur trois stances rendues célèbres
depuis par la transmission orale :
1. être confronté à sa propre essence
2. acquérir une certitude indéfectible quant à
cette essence
3. jouir d'une confiance sans faille en l'expérience de la liberté.
Expérience mystique de la claire lumière
La confrontation directe à l'essence de l'état
naturel est la pierre angulaire de toute la « Voie de la grande
perfection ». Elle est donnée par le maître, dans
une intimité spirituelle qui favorise la reconnaissance de cet
état et qui ouvre l'esprit de l'adepte aux sublimités
de sa propre nature. Cette nature s'exprime dans la coalescence de ce
que l'on désigne comme la vacuité-clarté. La vacuité
est ici l'aspect d'immensité
céleste que le yogi expérimente au cours
de sa méditation. Nue et immaculée, cette immensité
est bien plus que l'absence d'existence inhérente qui anime les
phénomènes : c'est la base même de l'état
naturel qui accueille en son domaine originellement pur les prodiges
de sa propre spontanéité. Cette dernière est l'expression
manifeste de l'état naturel, expérimentée dans
le recueillement méditatif sous la forme d'une clarté
intense de l'esprit qui se sublime en manifestations visionnaires irisées.
Pour approfondir l'expérience de cette confrontation, l'adepte
doit méditer avec soin sur la source, la demeure et la destination
des pensées, afin de réaliser que l'esprit est proprement
insubstantiel. Dans ce but, il s'installe dans l'instantanéité
de l'esprit, c'est-à-dire qu'il accède directement à
son essence (grâce à la confrontation antérieure
donnée par le maître) et il s'ouvre ainsi aux merveilles
du vide et de la clarté indifférenciés. De cette
manière, il se révèle à lui-même sa
propre essence à travers une véritable connaissance expérimentale
de l'état naturel. Cette connaissance ou acte de conscience de
la réalité est ce que l'on désigne comme le discernement
(rigpa). Celui-ci permet en effet de discerner clairement la purissime
nature de l'esprit en la distinguant du processus de discursivité
ou de discours intérieur qui carac-térise l'esprit ordinaire.
Au cours des périodes intermédiaires entre les sessions
de recueillement méditatif, l'adepte réalise que son dis-cernement
s'exprime en fonction de trois modalités :
1. une essence vide qui est éprouvée comme primordialement
pure, libre de concept et d'ignorance, et comparée au ciel sans
nuage, c'est-à-dire à la spatialité de l'état
naturel ;
2. une nature lumineuse et spontanément accomplie, semblable
au ciel et expérimentée comme une clarté incessante
et libre de toute
élaboration intellectuelle ;
3. une compassion omnipénétrante, exprimée en un
dynamisme multiple qui est comparé aux rayons du soleil.
Ainsi, à mesure qu'il se familiarise avec les prodiges sapientiaux
et visionnaires de cet état, l'adepte acquiert une certitude
qui lui révèle que les pensées discursives émergeant
en lui ne sont que le déploiement de sa propre réalité
insaisissable. On peut comparer leur émergence à un mouvement
discursif inhérent à l'esprit, de la même manière
que des vagues traversent une étendue d'eau, participent de la
nature de l'eau et se dissolvent en elle.
Lorsque cette certitude est clairement établie dans l'esprit
et qu'il n'y a plus le moindre doute à l'endroit de l'état
naturel et de ses épi-phanies, l'adepte comprend qu'il doit laisser
ses pensées discursives - bonnes ou mauvaises - se libérer
dans leur propre condition, sans chercher à les altérer
ni à les contrer par l'emploi d'antidotes éventuels. Au
cours de sa méditation, il contemple ainsi leur émergence
s'évanouir instantanément dans l'espace primordial de
l'esprit, de la même manière qu'un dessin tracé
sur un plan d'eau disparaît à mesure qu'il est élaboré.
Toutefois, l'esprit de l'adepte ne demeure pas « vide »
ni « abîmé » dans un néant spirituel
: au contraire, l'émergence et la libération simultanées
des pensées laissent place au jaillissement de la sagesse primordiale
qui est naturellement cultivée dans et au-delà des sessions
de méditation. A ce stade de contemplation, l'adepte est capable
d'intégrer ses pensées discursives et ses éventuelles
passions à son expérience indéfectible de l'état
naturel. La pratique qui permet cette intégration est appelée
Eradication de lu rigidité. Elle est suivie ou pratiquée
en conjonction avec la pratique dite du Franchissement du Pic qui repose
sur des points clefs révélant l'aspect spontanément
visionnaire de l'état naturel.
• Jean-Luc Achard
Bibliographie Achard Jean-Luc, Les Testaments de Vajradhara et des
Porteurs-de-Science, Paris, Les Deux-Océans, 1995. Le Docte et
Glorieux Roi, Commentaire de Peltrul Rinpoche sur le Testament de Garab
Dorje, Paris, Les Deux-Océans, 2001.
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